Brève évaluation de la Loi portugaise sur le Logement

Simone Tulumello, Universidade de Lisboa, Instituto de Ciências Sociais

Rita Silva, Habita: Associação pelo Direito à Habitação e à Cidade

 

Quatre décennies après l’inscription du droit au logement dans l’article 65 de la Constitution démocratique portugaise de 1976, le Portugal ne disposait toujours pas de loi qui opérationnalisait ce droit. Alors qu’une crise du logement frappait la plupart des secteurs de la société et que le Portugal était confronté à une repolitisation de ce domaine,[1] le Parlement portugais a amorcé en 2017 un processus qui a accouché de la récente adoption de la Loi-cadre sur le Logement (Lei de Bases da Habitação; Loi 83/2019, 3 septembre; ci-après dénommée la Loi).[2]

Vous trouverez ci-dessous une évaluation du texte de la Loi, placée dans une perspective plus large en tenant compte de différentes recherches récentes sur les conditions et politiques portugaises du logement,[3] et de l’expérience d’Habita dans ses combats pour la défense du droit au logement. En résumé, malgré qu’elle représente une étape importante dans le développement d’un cadre politique et juridique national, cette Loi ne représente malheureusement guère un cadre solide pouvant être efficacement utilisé pour la défense du droit au logement, à cause notamment de ses manquements au niveau des dispositions relatives à la protection juridique du droit au logement et au niveau des protections dans le cadre des expulsions.

 

Politique du logement : un important pas en avant

La Loi a l’objectif ambitieux de fournir des instruments politiques et juridiques pour garantir le droit au logement. Outre l’importance symbolique de son adoption, la Loi présente de nombreux points positifs, notamment au niveau du rôle positif de l’État en tant que promoteur du droit au logement via sa politique du logement : le logement est considéré à l’intersection de plusieurs domaines de l’action publique, de la fourniture directe de logements (et des travaux publics) à la politique urbaine ; en outre, le droit au logement est lié au droit à l’habitat, à savoir aux services, aux commodités et aux moyens de transport – la section relative au droit à l’habitat (§14-15) fait partie des plus importantes au niveau des obligations de l’État en matière de réponse aux besoins urbains basiques. L’introduction de programmes nationaux et locaux de logement (§17) est une disposition essentielle pour l’opérationnalisation de l’action de l’État dans ce domaine.

 

Lacunes au niveau de la défense du droit au logement 

La Loi présente toutefois quelques lacunes au niveau des dispositions légales qui pourraient protéger de façon proactive et réactive le droit au logement. En général, la plupart des sections du texte sont présentées dans un langage qui laisse assez de place à l’interprétation et au pouvoir discrétionnaire. On retrouve par exemple des termes tels que l’État « encourage », les dispositions sont appliquées « dans la mesure du possible », et d’autres expressions similaires. À cet égard, il importe de rappeler que les lois-cadres portugaises (lei de bases) visent surtout à élaborer des directives générales pour l’action législative et exécutive, et doivent être accompagnées de règlements spécifiques et de législations complémentaires.

Quoi qu’il en soit, nous estimons que la Loi pourrait avoir été rédigée de façon plus claire au niveau de plusieurs dispositions. Ceci est particulièrement vrai pour les articles sur la protection juridique et sur la protection des expulsions :

  • L’important article 60, qui porte sur la protection juridique du droit au logement, présente le droit de défendre des droits subjectifs et l’action publique (§60.2.a), mais ne stipule en aucun cas la façon dont ces droits peuvent être défendus. Les citoyens, par exemple, ont le droit de « demander une cession immédiate d’une violation flagrante du droit au logement » (§60.2.b) : ici, l’introduction de l’adjectif « flagrante » laisse beaucoup de place à l’interprétation. Au contraire, le droit de « promouvoir la prévention, la cessation et l’élimination des violations des valeurs du logement » devrait être promu « le plus rapidement possible » (§60.2.c). La loi s’inscrit dans la lignée d’une interprétation du droit à la propriété en tant que droit supérieur au droit au logement. Lorsque le droit au logement est sapé par l’action ou l’inaction de l’administration publique, la Loi stipule que des « plaintes peuvent être introduites auprès de l’Ombudsman » (§60.4), une institution qui, au Portugal, ne dispose pas de pouvoir exécutif.

 

  • L’article 13 sur la protection des expulsions n’apporte aucune avancée concrète par rapport à la législation existante. En cas d’expulsion d’une propriété privée, la seule protection envisagée est que les expulsions ne peuvent être mises en œuvre durant la nuit (§13.3) à l'exception des cas d'urgence. Elles peuvent en revanche être mises en œuvre durant l’hiver. L’État doit prévoir des « aides publiques et des services d’accompagnement pour les publics et familles vulnérables » (§13.6.e) : ces services existent déjà mais sont systématiquement insuffisants, et n’offrent qu’un accompagnement à très court terme. De fait, dans le cas d’une récente action promue par Habita, un haute autorité du gouvernement national a explicitement déclaré aux membres d’Habita qu’il n’existait aucun mécanisme d’urgence pour protéger les personnes et ménages expulsés du marché privé. Une disposition importante interdit l’expulsion de publics et familles vulnérables par l’administration publique sans relogement (§13.4) – il s’agit probablement d’une réponse aux pratiques appliquées depuis longtemps par certaines administrations locales pour nettoyer des quartiers informels sans proposer de solution. Toutefois, la protection ne s’applique pas aux logements publics occupés (§13.5), même lorsque les occupants les squattent par pure nécessité.

Dès lors, d’une part, la Loi peut difficilement être utilisée efficacement dans les procédures judiciaires pour défendre le droit au logement de particuliers, familles ou groupes. D’autre part, les dispositions relatives à la protection des ménages vulnérables ne peuvent être efficaces qu’avec une réforme importante et un réinvestissement dans les services sociaux. Étant donné l’état concret de ces services, une meilleure protection contre les expulsions semble indispensable. Il importe de rappeler qu’une évaluation complète et finale nécessite l’adoption d’une législation complémentaire. [4]

 

Autres dispositions

Une des caractéristiques positives de la Loi est l’inclusion de dispositions relatives à pratiquement tous les aspects du logement, de la politique du logement et de la législation sur le logement. Malheureusement, ces dispositions ne sont pas aussi claires et efficaces qu’elles devraient l’être. Voici d’autres commentaires sur des dispositions spécifiques :

  • Parmi les preuves (incluant celles collectées dans Fahra, 2017) démontrant que la crise actuelle du logement est liée à des investissements étrangers et à la spéculation financière, Habita et d’autres acteurs nationaux militent pour une règlementation stricte du marché du logement. La Loi ne propose malheureusement pas de cadre pour une telle règlementation, dans la mesure où l’article concerné (§33) n’introduit aucun mécanisme de règlementation, et se base uniquement sur la production et la publication de données sur le marché immobilier, en se basant sur l’idée que cela contribuerait per se à freiner la spéculation. Une référence est faite aux instruments permettant d’attirer des investissements étrangers : par exemple, la Loi stipule que le programme du Golden Visa et les incitants fiscaux pour les résidents étrangers, pointés du doigt comme des causes de la crise nationale actuelle du logement, devraient être compatibles avec la politique nationale du logement (§33.5). Selon nous toutefois, ces programmes ne font que favoriser la spéculation et devraient être abolis. Le seule facteur important de la règlementation est délégué à la politique relative à l’utilisation des terres (§34), chargée de prévenir la spéculation et de contribuer à la hausse de l’offre de logements. Cette dernière disposition repose sur l’idée qui germe depuis longtemps relative à la possibilité de freiner la hausse des prix du logement en augmentant l’offre, une idée difficilement compatible avec l’élasticité limitée du marché du logement et de son rôle de plus en plus important en tant que bien servant de levier financier. Une autre référence générique à la nécessité de développer des « instruments appropriés » pour la règlementation est établie dans l’article sur la location (§40).
  • Une disposition importante (§36.4) stipule que les travaux de rénovation doivent respecter les règlementations en matière d’efficacité énergétique, de vulnérabilité séismique et d’accessibilité, un principe qui a été repris par les règlementations adoptées durant le renflouement externe au nom du relancement du secteur de la construction – il sera important de suivre la réforme effective de ces règlementations dans le futur.
  • La lutte contre le harcèlement dans le contexte des locations, qui fait déjà l’objet d’une législation spécifique, est renforcée par son inclusion dans la Loi (§44.2).
  • Les associations et organisations de résidents sont inclues parmi les acteurs dans plusieurs dispositions, renforçant le pouvoir légal d’une dimension importante de l’activisme civique portugais dans le domaine du logement.
  • Les logements vacants étant depuis longtemps une cause de distorsion dans le système national du logement, une disposition importante stipule que la politique fiscale en matière de logement devrait pénaliser fiscalement les logements vacants (§29.1.f). Toutefois, il n’y a aucune disposition relative à l’expropriation des logements inoccupés à long terme.
  • Concernant les cas d’arriérés de paiement hypothécaire, la Loi stipule qu’une « dation en paiement de la dette est autorisée, annulant les obligations du débiteur quelle que soit la valeur attribuée à la propriété à cette fin » (§48.3) : toutefois, ceci n’est pas obligatoire et s’applique uniquement aux cas établis contractuellement.
  • Le droit de préemption des résidents et de l’administration publique est affirmé, mais aucune disposition n’est inclue pour limiter le prix d’achat, souvent prohibitif pour les résidents et les autorités locales.
  • Les assurances locatives sont inclues parmi les instruments pour promouvoir la stabilité et la confiance dans le marché locatif (§44.1.a). Toutefois, face aux taux extrêmement faibles d’arriérés de loyers, l’objectif de cette disposition n’est pas très clair, hormis la création de nouveaux marchés financiers dans le domaine du logement.

 

Références

Allegra M., Colombo A. (2019), A governança das políticas de habitação: (co)produção do conhecimento e capacitação institucional, Cidades: Comunidades e Territórios, 38: 8-13.

Allegra M., Tulumello S. (2019), O estado da habitação: introdução ao dossier, Cidades: Comunidades e Territórios, 38, iii-ix.

Fahra L. (2017), Rapport de la Rapporteuse spéciale sur le logement convenable en tant qu’élément du droit à un niveau de vie suffisant ainsi que sur le droit à la non-discrimination à cet égard, Mission au Portugal, 2017. Disponible sur http://ap.ohchr.org/documents/dpage_e.aspx?si=A/HRC/34/51/Add.2.

Morais L., Silva R., Mendes L. (2018), Direito à Habitação em Portugal: Comentário crítico ao relatório apresentado às Nações Unidas 2017, Revista Movimentos Sociais e Dinâmicas Espaciais, 7(1): 229-243.

Santos A.C. (ed.) (2019), A nova questão da habitação em Portugal: uma abordagem de economia política. Coimbra: Almedina.

Tulumello S. (2019), O Estado e a habitação: regulação, financiamento e planeamento, Cidades: Comunidades e Territórios, 38: 1-7.




[1] Pour laquelle un rôle important a également été joué par la visite en 2016 et le rapport en 2017 de la Rapporteuse spéciale de l’ONU sur le logement convenable (voir Fahra, 2017).

[2] La version anglaise est disponible sur le site web du Parlement portugais (disponible ici et utilisée comme référence dans le présent texte).

[3] En particulier, le rapport de Leilani Fahra (2017) et une récente critique (Morais et al., 2018); quelques essais inclus dans un volume spécial de Cidades: Comunidades e Territórios (Allegra et Tulumello, 2019; Allegra et Colombo, 2019; Tulumello, 2019); et un récent ouvrage sur la financiarisation du logement (Santos, 2019)

[4] Il est cependant important de mentionner qu'il existe différentes interprétations sur cette question. En particulier, le principal promoteur de la loi, l'ancienne députée Helena Roseta, a récemment fait valoir lors d'événements publics (par exemple, conférence d'experts, ICS-ULisboa, 30/10/2019; Housing For All, Goethe Institut, 15/11/2019) que, selon son interprétation, de nombreuses dispositions peuvent déjà être utilisées dans les procédures judiciaires.

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