La Cour suprême Danoise confirme un jugement qui criminalise la pauvreté

Auteurs : Elisabet Kass et Ana-Maria Cioraru, Kompasset Kirkens Korshær

En février 2022, une première affaire de mendicité a été jugée par la Cour suprême danoise. Un citoyen lituanien a été inculpé de mendicité à la Gare centrale de Copenhague. Étant donné qu’il s’agissait de la troisième fois que la police l’assignait à comparaître[1] pour mendicité, il a été condamné à une peine de 60 jours d’emprisonnement et a reçu un ordre d’expulsion assorti d’une interdiction d’entrée de 6 ans. La Cour a décidé de confirmer le jugement et a affirmé que ce verdict ne représentait aucune violation de ses droits humains.[2]

Au tribunal, il a été expliqué que cet homme tenait un petit gobelet en plastique blanc et demandait quelques pièces aux passants. Il n’était aucunement agressif mais se comportait de façon telle que les passants ne pouvaient pas ne pas le remarquer. La police n’avait reçu aucune plainte mais avais observé cet homme de sa propre initiative pendant 5 minutes avant de décider de l’inculper pour mendicité.

Si la mendicité est illégale au Danemark depuis plus de 100 ans, le Parlement danois a décidé de durcir les lois sur la mendicité et le sans-abrisme de rue à l’été 2017. En vertu de la section 197 du code pénal, il est stipulé que la mendicité est illégale pour les personnes qui ont déjà reçu un avertissement et est punissable d’une peine allant jusqu’à six mois de prison. À l’été 2017, les sections 2 et 3 ont été ajoutées, stipulant que (2) toute personne peut être punie sans avertissement lorsque l’infraction est commise dans une rue piétonne, dans une gare, à proximité d’une grand surface ou dans les transports en commun et que (3) ceci devrait être considéré comme une circonstance aggravante.[3]

Si l’objectif déclaré de ces nouvelles législations était de prévenir et décourager « la mendicité entraînant une gêne », aucune différence n’est établie entre la mendicité agressive, active ou silencieuse. Les primo-délinquants seront punis de 14 jours d’emprisonnement.

Le durcissement de ces lois a été introduit à la suite d’un débat politique tendu sur la visibilité des migrants sans domicile à Copenhague. 

Dans sa première proposition d’amendement de la législation, le ministre de la Justice, Søren Pape Poulsen, a débuté sa déclaration au Parlement en affirmant que : 

« le gouvernement souhaite prendre des mesures contre les Gens du voyage d’origine étrangère, qui campent dans l’espace public, dans des parcs et dans la rue, et qui, de ce fait, engendrent des situations dangereuses et des nuisances pour les passants et les résidents. [...] Certaines personnes qui séjournent dans des camps à risque subviennent à leurs besoins en collectant des bouteilles et en mendiant, et nous souhaitons sur cette base et face à la mendicité agressive, prendre des mesures [...] L’objectif de cette proposition est dès lors de s’assurer que la police puisse prendre des mesures plus efficaces contre ce type de mendicité. Par ailleurs, cela permet d’envoyer un message aux Gens du voyage et aux autres selon lequel la mendicité risquée peut conduire à une peine d’emprisonnement ».[4]

Dans le débat qui a suivi, le mot « Rom » a été utilisé plus de 50 fois, laissant aucun doute sur la volonté de démolir les « camps des Roms » et d’interdire aux Roms de venir au Danemark pour mendier. En réalité, il y a eu une longue discussion sur la meilleure façon de cibler ce groupe ethnique particulier tout en protégeant les Danois sans domicile contre la pénalisation stricte de la mendicité.[5]

À la lumière du jugement Lacatus c. Suisse[6] en janvier 2021, dans lequel la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a conclu qu’il s’agissait d’une violation de l’article 8 des droits humains de Lacatus lorsqu’elle a été condamnée à une amende de 500 Francs suisses, convertie en cinq jours de prison, pour mendicité, les ONG, l’Institut des Droits de l’homme et les avocats s’attendaient à un changement de législation au Danemark[7] : la législation danoise est plus sévère que la législation suisse sur la mendicité, étant donné que la mendicité au Danemark est automatiquement punie d’une peine inconditionnelle de 14 jours d’emprisonnement.[8]

Toutefois, le ministre de la Justice, Nick Hækkerup, a décidé de conserver les lois au Danemark, même s’il a reconnu que la Danemark pourrait perdre si une affaire de mendicité était portée devant la CEDH.[9]

Un des principaux arguments de la Cour suprême danoise était le suivant : 

« Au Danemark, il existe des aides publiques pour les personnes vulnérables et ces personnes qui résident dans le pays ont dès lors la possibilité de satisfaire leurs besoins les plus basiques...S’agissant des aides publiques dans des situations de vulnérabilité, la Cour suprême ne peut se prononcer sur la mesure dans laquelle la mendicité est protégée par l’article 8, paragraphe 1 de la convention relative aux droits de l’homme. »[10]

Cela ne reflète guère le travail de Kompasset Kirkens Korshær avec les migrants sans domicile. À Kompasset Kirkens Korshær, qui est une ONG basée sur les droits proposant un centre d’hébergement d’urgence, un centre d’accueil et un service de conseils pour les migrants sans papiers et sans domicile, nous rencontrons régulièrement des clients qui ont été inculpés de mendicité.

Les migrants sans papiers et sans domicile ne reçoivent aucune allocation lorsqu’ils séjournent au Danemark et ont un accès très limité aux aides sociales danoises. En réalité, d’aucuns sont automatiquement présumés être au Danemark en situation illégale car ils ne possèdent pas de numéro de sécurité sociale. Selon notre expérience toutefois, une grande majorité de ces personnes arrivent au Danemark en provenance d’États membres de l’Union, souvent de milieux socio-économiques modestes, à la recherche d’un emploi et ici grâce aux droits garantis par les règles européennes relatives à la libre-circulation. Ils passent souvent à travers les mailles du filet d’un processus d’enregistrement bien trop complexe.

Ces personnes dépendent d’organisations privées qui leur offrent des services basiques et des conseils pour rechercher du travail, s’inscrire dans le pays et accéder aux droits sociaux au Danemark. Les autorités publiques financent uniquement les centres d’hébergement d’urgence en hiver, les soins hospitaliers d’urgence et, dans certains cas, le ticket d’avion retour vers le pays d’origine. La situation est dès lors similaire à celle en Suisse.[11]

La plupart des personnes appelées à comparaître pour mendicité proviennent de communautés défavorisées et ont recours à la mendicité pour gagner de l’argent, en combinaison avec d’autres activités génératrices de revenus, comme la collecte de bouteilles ou la vente de journaux de rue ou de ferraille. 

Certains ont été scolarisés quelques années, d’autres pas du tout. Certains ont des familles à nourrir, d’autres souffrent de problèmes d’addiction, comme c’était le cas du Lituanien. Certains sont âgés ou handicapés. Tous les cas de mendicité que nous avons rencontrés à Kompasset concernent des personnes appartenant à la communauté rom.  

Une des personnes que nous avons rencontrées et qui a purgé une peine de prison de 14 jours s’appelle Victor. Victor est une homme d’une cinquantaine d’années qui vit avec son frère. Ils font souvent des aller-retours entre la Roumanie et le Danemark, où ils collectent des bouteilles et vendent des journaux de rue.

Victor est muet en raison d’un handicap physique. Il souffre de troubles de communication avec les autres à l’exception de son frère et se perd facilement. Il dépend dès lors totalement de son frère. 

Il y a quelques mois, Victor a été arrêté par la police alors qu’il ramassait des bouteilles près d’une gare à Copenhague. Son frère est venu dans notre service de conseils sans comprendre pourquoi la police avait emmené Victor.

Il s’est avéré que Victor avait été emmené par la police car il avait été inculpé pour mendicité deux ans plus tôt. Lorsque la police donne à quelqu’un une assignation à comparaître et que la personne concernée ne parle pas danois, celle-ci est accompagnée d’un traducteur par téléphone. Toutefois, à cause de son handicap, Victor ne pouvait pas comprendre ce que lui disait le traducteur. Victor a été jugé in absentia et a été obligé de purger une peine de 14 jours d’emprisonnement. En prison, Victor ne savait pas pourquoi il était emprisonné. Étant donné qu’il a déjà purgé sa peine, il est très difficile de faire appel de la décision.  

À l’hiver 2020, une jeune femme nommée Mihaela a reçu une assignation à comparaître pour mendicité. Elle était accusée d’avoir

« mendié avec circonstances aggravantes, interpellant des passants au hasard dans un quartier densément peuplé de Strøget, alors qu’elle était assise et regardait tantôt le sol tantôt les passants qui mettaient quelques pièces dans son gobelet sans recevoir de magazine Strada en retour. Étant donné l’endroit où elle était située, les passants ne pouvaient pas ne pas la remarquer ni elle ni le fait qu’elle mendiait. »[12]

Elle était enceinte et nous a affirmé qu’elle était souvent fatiguée. Elle se levait tous les matins à 6h, se promenait à la recherche de bouteilles, et lorsqu’elle était trop fatiguée pour marcher, elle s’asseyait pour se reposer et vendre un journal de rue.

Son avocat lui a conseillée de fournir une déclaration. Toutefois, sa déclaration a été rejetée au tribunal. Après avoir quitté le tribunal, elle était satisfaite et pensait n’avoir reçu qu’un avertissement. L’avocat nous a toutefois affirmé qu’elle avait en réalité été condamnée à 14 jours d’emprisonnement. Avec l’aide de Kompasset et d’un avocat, elle a pu interjeter appel.  

Ces deux affaires, de même que l’affaire de l’homme lituanien, reflètent la diversité des problèmes sociaux subis par les personnes qui se retrouvent contraintes de mendier. Dans le jugement de l’affaire Lacatus, la CEDH a souligné l’importance de tenir compte de la situation personnelle de la personne concernée. Les personnes avec lesquelles nous avons travaillé n’ont pas reçu l’opportunité de faire entendre leur situation personnelle. Ces affaires démontrent par ailleurs la façon dont la pénalisation de la mendicité criminalise les personnes les plus vulnérables de notre société. Nous ne pouvons pas punir et emprisonner des personnes simplement parce qu’elles se trouvent dans des situations de pauvreté. Ces mesures ne font qu’aggraver la stigmatisation de personnes déjà très marginalisées.  


[1] Ordre obligeant une personne à comparaître devant un tribunal.

[2] Les articles concernés étaient l’article 3, Personne ne devrait être soumis à la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants, l’article 8, droit au respect de la vie privée et familiale, l’article 10, liberté d’expression et l’article 14, interdiction de la discrimination.

[10] Jugement de la Cour suprême, p. 35: https://domstol.dk/media/dcvilmit/91-2020-anonym-dom.pdf

[12] Traduction d’appel à comparaitre du texte danois.

 

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