Le « Paquet ghetto » au Danemark et l’intersection du droit au logement et de la non-discrimination

 

Susheela Math

Juriste, Open Society Justice Initiative

 

Des milliers de personnes au Danemark sont expulsées de leurs logements dans le cadre du « Paquet ghetto », qui cherche à « éradiquer » les « ghettos » d’ici à 2030.  L’État fait la distinction entre les « ghettos » et d’autres quartiers présentant les mêmes facteurs socioéconomiques sur la base que la majorité des résidents est « d’origine non-occidentale ».   

Différents résidents touchés par ce phénomène à Copenhague ont décidé d’introduire une action en justice contre le Ministère danois de l’Intérieur et du Logement. Cette affaire est une action pour une décision déclaratoire devant la haute cour danoise, remettant en cause l’approbation pour le Ministère du plan de développement d’un « Paquet ghetto ». Les plaintes des résidents portent sur la discrimination et des arguments basées sur le droit au respect du domicile et d’autres droits fondamentaux, reflétant les intersections présentées dans le « Paquet ghetto ».

Qu’est-ce que le « Paquet ghetto » ?

Le « Paquet ghetto » a été annoncé par le gouvernement danois en mars 2018 en tant qu’ensemble de plus de 20 propositions législatives différentes dans des domaines aussi variés que le logement, l’éducation et le système de justice. Ces législations stipulent que l’adoption de plans de développement doit absolument inclure la réduction des « logements familiaux communs » dans les « ghettos durs » pour arriver à un maximum de 40% de ces logements d’ici à 2030.  Les « logements familiaux communs » désignent une forme de logements sans but lucratif gérés par des associations de logement devant être autonomes et indépendantes. Les résidents paient un loyer aux associations de logement, qui à leur tour paient une contribution annuelle à la National Building Foundation. Ces fonds sont utilisés pour financer la construction, la rénovation ou la démolition de bâtiments, ainsi que pour des projets sociaux tels que des activités pour les enfants et des programmes de prévention de la criminalité. Les « ghettos durs » sont des quartiers qui remplissent les critères de l’État des « ghettos » depuis quatre ans ou plus.[1]

Le « Paquet ghetto », qui représente l’aboutissement d’années de rhétorique politique et de législations et politiques ciblant les immigrants, réfugiés et minorités (en particulier les Musulmans), a des conséquences très graves.[2] Le Comité des droits sociaux, économiques et culturels de l’ONU (« CESCR ») et le Comité consultatif sur la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales (« ACFC ») ont déjà soulevé des préoccupations importantes en matière de discrimination par rapport à l’utilisation du terme « d’origine non-occidentale » et ont demandé des mesures correctives.[3] Cette catégorisation artificielle peut couvrir des générations de personnes, incluant des « descendants » nés au Danemark.  L’Australie et la Nouvelle-Zélande sont inclues dans le concept d’origine occidentale, ce qui démontre que la définition formulée par le Danemark ne se repose pas sur des critères géographiques.[4] En outre, ces législations vont à l’encontre des justifications prétendues du « Paquet ghetto », comme notamment la préservation des valeurs danoises ainsi que l’amélioration de l’intégration sociale et des conditions socioéconomiques. 

Concernant l’intégration, comme l’a constaté l’ACFC, l’inclusion par le Danemark des « descendants » envoie un message qui peut avoir un effet négatif sur leur sentiment d’appartenance à la société danoise.[5] Cet argument est soutenu par les conclusions du CESCR qui indiquent que la catégorisation des « ghettos » engendre non seulement une discrimination basée sur l’origine ethnique et la nationalité mais également une marginalisation de ces publics.[6]

Par ailleurs, les plans de développement peuvent inclure la vente ou la démolition des logements familiaux communs, ce qui engendre une menace d’expulsion pour de nombreuses familles. Cette décision est prise alors que le Danemark manque cruellement de logements abordables et que la hausse des loyers a été exacerbée par des investissements privés, selon le CESCR, qui a recommandé que le Danemark augmente son parc de logements abordables.[7] Paradoxalement, les « logements familiaux communs » que le Paquet cherche à réduire est une forme spécifique danoise de logement basée sur des valeurs de démocraties, d’égalitarisme et de logement abordable pour tous.

La pandémie de la Covid-19 a mis en exergue l’importance de la sécurité du logement. Comme l’a souligné l’ancienne Rapporteuse spéciale de l’ONU sur le logement convenable, « la pandémie a mis à nu les vastes inégalités structurelles préexistantes des systèmes de logement dans le monde entier, caractérisés globalement par une augmentation de l'inabordabilité des logements et le manque de logements publics disponibles. Les mesures prises aujourd'hui peuvent contribuer à remédier à ces lacunes, tout en servant à protéger le droit au logement des résidentes et des résidents pendant la pandémie. »[8] Au lieu d’abandonner le « Paquet ghetto », le gouvernement actuel a réaffirmé son engagement envers ce paquet tout au long de la pandémie.

Que recherchent les résidents ?

Les résidents souhaitent une déclaration selon laquelle l’approbation par le Ministère du plan de développement pour leur quartier est discriminatoire et bafoue leurs droits fondamentaux. Le plan autorise la vente de deux immeubles, englobant plus de 200 logements familiaux. En octobre 2020, trois Rapporteurs spéciaux de l’ONU se sont unis pour demander au Danemark de mettre un terme à la vente pendant le litige.[9]

Non-discrimination  

La discrimination basée sur tout type de « statut » est interdite par la Convention européenne des Droits de l’homme (CEDH) lorsqu’un droit à part entière, tel que le droit au respect du domicile, est engagé. Cela inclut les motifs d’origine raciale ou ethnique, qui sont également illégaux selon la Directive européenne sur l’égalité raciale. Lors de leur interprétation de cette directive, les tribunaux doivent respecter les droits et les principes, et promouvoir l’application de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (« Charte »). Le Charte inclut le droit au respect de la vie privée et familiale et du domicile ainsi que le droit à l’aide sociale et à l’aide au logement.[10] La Cour de Justice de l’Union européenne (« CJUE ») indique clairement que le droit à l’hébergement est un droit fondamental garanti par l’article 7 de la Charte.[11] Cette affaire inclut les arguments suivants en vertu de ces cadres.

Discrimination directe : les résidents sont traités de façon moins favorable que ceux de quartiers comparables, sur la base de leur origine raciale ou ethnique comme le démontre l’utilisation du terme « non-occidental ».

  • Les résidents sont stigmatisés et menacés d’expulsion.
  • Les pays inclus dans la définition des pays occidentaux ont tous une population majoritairement blanche.
  • Les personnes classées dans la catégorie « d’origine non-occidentale » constituent un groupe racialisé, avec des documents politiques législatifs et des déclarations qui font référence à l’origine ethnique et aux personnes avec des « normes » ou des valeurs religieuses différentes de celles de la majorité de la population.

Discrimination indirecte : le plan adopté place les minorités raciales/ethniques en situation défavorisée et n’est pas objectivement justifié par un objectif légitime.

  • L’éloignement des résidents « d’origine non-occidentale » n’est pas un objectif légitime.
  • Le plan adopté n’est ni approprié ni nécessaire.
  • Les intérêts légitimes des résidents, incluant leur droit au logement en vertu de la Charte, subissent un préjudice excessif.

Instruction de discriminer : l’adoption du plan de développement constitue une instruction de discriminer pour l’association de logement.

  • L’association de logement doit respecter le plan ou risque la prise d’actions coercitives par le Ministère.

Article 14 de la CEDH : les résidents font l’objet d’un traitement différent (sur la base de leur statut en tant que résidents d’un « ghetto dur ») qui ne poursuit pas un objectif légitime et qui n’est pas proportionné. 

Autres droits fondamentaux

Tant la CJUE que la Cour européenne des Droits de l’homme ont affirmé que la perte du domicile est une forme extrême d’interférence avec les droits fondamentaux.[12] Ils ont également reconnu que la perte d’un domicile familial place la famille concernée dans une situation particulièrement vulnérable.[13]  L’affaire inclut les arguments suivants concernant les droits fondamentaux des résidents.

Droit au respect de la vie privée et familiale et du domicile : L’adoption du plan de développement constitue une interférence injustifiée du droit des résidents au respect du domicile ainsi que de la vie privée et familiale. 

  • Outre leurs logements, les résidents risquent de perdre le réseau et la communauté qu’ils ont bâtis tout au long de leur vie dans ces quartiers.
  • Les circonstances individuelles ne peuvent pas être prises en compte lors de l’évaluation de l’existence de motifs graves nécessaires pour justifier une interférence.   
  • Le plan adopté ne poursuit pas d’objectif légitime et n’est pas nécessaire ni proportionné.  

Le droit de choisir sa résidence : L’État n’a pas démontré les raisons pour lesquelles le plan d’expulser les résidents de l’endroit où ceux-ci ont choisi de vivre était nécessaire dans l’intérêt public.

Le droit à la protection de la propriété : L’adoption du plan de développement interfère injustement avec le droit des résidents de jouir paisiblement de leur propriété dans le cadre de leurs baux permanents.

  • Il n’existe pas de possibilité raisonnable de contester les mesures dans le cadre du plan.
  • Il n’y a pas d’intérêt général suffisamment important dans l’interférence.

Prochaines étapes

La Haute Cour analyse les requêtes procédurales des parties, incluant une requête des résidents pour une référence préliminaire à la CJUE. Un jugement de la Cour pourrait être pertinent pour le Danemark mais également aux quatre coins de l’Europe où les cas de discrimination basée sur les quartiers incluant le domaine du logement sont de plus en plus présents.[14] En outre, le Parlement danois a reçu une pétition citoyenne incluant plus de 50.000 signatures, et doit débattre d’une proposition visant l’abrogation des dispositions concernées de la loi sur le logement et l’abolition de la publication annuelle des listes des « ghettos ». Ce débat est prévu le 6 avril, représentant une opportunité pour le gouvernement danois de repenser et annuler le « Paquet ghetto ».

Les résidents sont représentés par Eddie Omar Rosenberg Khawaja de Jacobsen & Khawaja, collaborant avec l’Open Society Justice Initiative. Voir notre page web pour plus d’informations.[15]

 

 




[1] Il existe une disposition transitoire de cinq ans par rapport à 2018-2020.

[2] Voir, par exemple, Michala Bendixen, “Denmark’s ‘anti-ghetto’ laws are a betrayal of our tolerant values,” publié dans le Guardian le 10 juillet 2018, sur d’autres mesures et le passage du Danemark en tant que pays islamophobe. 

[3] Voir Comité des droits économiques, sociaux et culturels Observations finales sur le sixième rapport périodique du Danemark, UN Doc. E/C.12/DNK/CO/6, 12 novembre 2019 (“CESCR”), paras. 51 et 52 et Conseil de ‘Europe, Fifth Opinion on Denmark issued by the Advisory Committee on the Framework Convention for the Protection of National Minorities, ACFC/OP/V(2019)003, 29 janvier 2020 (“ACFC”), para. 44.

[4] L'organisation Statistiques Danemark, sous l'égide du Ministère danois des affaires économiques et intérieures, définit le terme non-occidental comme tout pays hors de l'Union européenne, à l'exception de l'Andorre, l'Australie, le Canada, l'Islande, le Liechtenstein, Monaco, la Nouvelle-Zélande, la Norvège, Saint-Marin, la Suisse, les États-Unis et l'État du Vatican.

[5] ACFC, para. 43.

[6] CESCR, para. 51.

[7] CESCR, paras. 49 and 50.

[8] Farha, Leilani, Rapporteuse spéciale de l’ONU sur le droit au logement convenable, « Note d’orientation COVID-19 : Protéger les locataires et les personnes remboursant un prêt hypothécaire, » 8 avril 2020.

[9] Bureau du Haut-Commissaire de l’ONU : « Des experts de l'ONU demandent au Danemark de mettre fin à la vente controversée d'immeubles dans des 'ghettos' », Genève, 23 octobre 2020. 

[10] Les droits au respect de la vie privée et familiale et du domicile sont inscrits dans l’article 7 de la Charte et sont équivalents à ceux de l’article 8 de la CEDH.

[11] CJUE Affaire C-34-13, Kušionová c. SMART Capital, a.s., Jugement du 10 septembre 2014, ECLI:EU:C:2014:2189 (Kušionová), para. 65.

[12] Kušionová, paras. 63-65 et McCann c. Royaume-Uni CEDH, Jugement du 13 mai 2008, para. 50.

[13] Voir Kušionová, para. 63.

[14] Voir par exemple la Réclamation collective 191/2020 FEANTSA c. République tchèque

[15] Ls locataires de Mjølnerparken c. Ministère danois du Transport et du Logement : https://www.justiceinitiative.org/litigation/tenants-of-mjolnerparken-v-danish-ministry-of-transport-and-housing

 

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