Les coupures d'eau pour les ménages devraient être interdites en Europe

Juan Carlos Benito Sanchez,

Coordinateur, Centre d'Appui SocialEnergie,

Fédération des Services Sociaux (Belgique)

Dans de nombreuses régions d'Europe, il est encore possible de couper l'approvisionnement en eau des personnes et des familles qui n'ont pas les moyens de payer leurs factures. Les coupures d'eau conséquentes à l'incapacité d'un ménage à payer ses factures sont contraires à la législation relative aux droits de l'homme, empêchant les personnes concernées de vivre dans la dignité et entraînant une aggravation de l'exclusion sociale et des risques sanitaires.

Les implications d'une telle pratique sont devenues évidentes pour les autorités publiques lorsque des centaines de millions de personnes à travers l'Europe ont été contraintes de se confiner chez elles pendant la crise de la Covid-19. La prise de conscience qu'il est problématique d'être chez soi sans un approvisionnement stable en eau a conduit les gouvernements à introduire des interdictions temporaires de coupure d'eau. Dans certains pays, des interdictions temporaires de coupure pendant les mois d'hiver et d'été avaient déjà été mises en place avant cette crise. Cependant, pour de nombreuses familles en Europe, la coupure de l'approvisionnement en eau est une réalité douloureuse dans leur vie quotidienne.

Pas de vie (décente) sans eau

Lorsque vous vivez sans eau, vous êtes obligé de trouver des stratégies quotidiennes pour pouvoir boire, cuisiner, vous doucher, laver vos vêtements et la vaisselle, et utiliser les toilettes, entre autres. Cela peut impliquer l’achat de bouteilles d’eau, qui s’avère coûteux et grève encore plus le budget de ces ménages, le parcours de longues distances pour remplir des récipients aux fontaines publiques, ou le recours aux services fournis par les municipalités ou les organisations locales, tels que les douches publiques, si et quand celles-ci sont disponibles. Cela a un impact néfaste sur tous les autres aspects de la vie, tels que le travail ou la recherche d'un emploi, la prise en charge adéquate des enfants et des personnes âgées, ou le maintien d'un régime alimentaire et d'un mode de vie sains.

De plus, les coupures d'eau sont souvent synonyme d'isolement social. Comme le montrent les études empiriques, le sentiment de honte des personnes affectées par les coupures d'eau est tel qu'il les empêche de maintenir leurs contacts sociaux avec d'autres personnes, de peur que celles-ci ne découvrent leur situation. Il les empêche également de demander de l'aide à leurs voisins et aux associations locales. Les coupures d'eau confinent davantage les personnes et les familles dans des logements où ils n'ont pas accès aux services les plus basiques et indispensables, ce qui les isole de la société dans son ensemble.

 

Les droits universels à l’eau et à l’assainissement

Les droits à l'eau et à l'assainissement sont reconnus comme des droits humains au niveau des Nations unies. Ceux-ci incluent le droit d'accéder, sans discrimination, physiquement et à un coût abordable, à un approvisionnement suffisant en eau salubre et de qualité acceptable pour les usages personnels et domestiques, et le droit à l’assainissement doit permettre à chacun, sans discrimination, d’avoir accès physiquement et à un coût abordable, à des équipements sanitaires, dans tous les domaines de la vie, qui soient sans risque, hygiéniques, sûrs, socialement et culturellement acceptables et gages d’intimité et de dignité.

Les rapporteurs spéciaux des Nations unies sur les droits à l'eau et à l'assainissement, chargés de surveiller et de rendre compte de la réalisation de ces droits et de formuler des recommandations, ont précisé que les États doivent veiller à interdire les coupures des services d'eau et d'assainissement conséquentes à l'incapacité des utilisateurs à payer leurs factures, car celles-ci constituent une violation des droits humains à l'eau et à l'assainissement. L'obligation pour les États d'adopter une législation et des politiques visant à interdire les coupures de ces services en raison de l'incapacité à payer est considérée comme immédiate.

Une approche fondée sur la législation européenne relative aux droits de l’homme

Les tribunaux européens et les organismes de défense des droits de l'homme ont également examiné des plaintes relatives au non-respect des droits à l'eau et à l'assainissement dans diverses affaires.  

La Cour européenne des droits de l'homme l'a fait dans l’affaire Hudorovic, où elle a constaté que, bien que non reconnu en tant que tel, le droit à l'eau potable et à l'assainissement est protégé dans une certaine mesure par la Convention européenne des droits de l'homme. C'est le cas dans la mesure où un manque d'accès à l'eau potable persistant et de longue durée peut, par sa nature même, « avoir des conséquences néfastes sur la santé et la dignité humaine, érodant effectivement le cœur de la vie privée et la jouissance d'un domicile ». Le Comité européen des droits sociaux, pour sa part, a souligné que l'accès à l'eau potable est essentiel pour vivre dans la dignité et jouir des droits de l'homme. 

Bien que ces affaires concernent principalement l'absence de connexion au réseau de distribution d'eau pour les familles roms vivant dans des campements, ce qui renforce leur discrimination, les principes qui sous-tendent ces décisions peuvent s’appliquer aux coupures d'eau pour les utilisateurs domestiques, car l'impact de la coupure d’eau pendant une période indéfinie engendre des violations analogues des droits de l'homme.

Au niveau de l'UE, la directive européenne sur l'eau potable de 2020 ne reconnaît pas explicitement un droit à l'eau, mais la logique d'un droit à l'eau y est partiellement intégrée. Elle prévoit notamment que les États membres de l'UE doivent prendre les mesures nécessaires pour améliorer et maintenir l'accès à l'eau pour tous, en particulier pour les groupes vulnérables et marginalisés. Cette directive a été adoptée à la suite de la toute première initiative citoyenne européenne, intitulée « Right2Water », qui demandait un droit humain à l'eau et à l'assainissement, le retrait de l'eau d'une logique de libéralisation et le refus de considérer l'eau comme une marchandise.

 

Certains pays européens montrent l’exemple

Certains pays européens ont déjà interdit les coupures d'eau pour non-paiement à tous les usagers domestiques. C'est le cas du Royaume-Uni depuis janvier 1999, date à laquelle il est devenu illégal de couper l’approvisionnement pour les clients domestiques. C'est également le cas en France, où les coupures pour factures impayées sont interdites pour la résidence principale des ménages depuis février 2014.

Des études ont montré que ces interdictions n'ont pas eu d'impact significatif en termes d'arriérés et n'ont pas mis en péril la situation financière des opérateurs du secteur de l'eau. En particulier, les coûts estimés pour le distributeur d'eau d'un arriéré de facture sont inférieurs à 0,2 € par jour, tandis que l'impact pour un usager déconnecté est d'environ 10 € par jour, et ce avant même de prendre en compte l'indignité de vivre dans une telle situation.

Plus récemment, la région de Bruxelles-Capitale en Belgique a introduit une interdiction des coupures d'eau pour non-paiement à partir du 1er janvier 2022. Cette décision a été prise sur la base d'une large consultation des parties prenantes, y compris des organisations travaillant dans les secteurs des droits sociaux et de la lutte contre la pauvreté, et de la reconnaissance du fait que les coûts globaux des coupures pour l'opérateur et la société dans son ensemble ne justifiaient pas leurs avantages.

Cette interdiction s'accompagne d'une série de mesures sociales visant à garantir que les ménages dans l'incapacité de payer bénéficient d'une aide sociale adéquate, en mettant notamment en place des groupes de travail locaux composés de travailleurs sociaux du secteur public et d'organisations locales dont la mission est de lutter contre la pauvreté en eau et le non-recours aux mesures de protection sociale existantes.

 

Passer de mesures punitives à des mesures sociales

Dans certains pays, la coupure est précédée ou remplacée par d'autres mesures telles que des limiteurs de débit, qui sont utilisés pour réduire le débit d'eau dans un logement, ou les compteurs prépayés. Il s'agit de mesures punitives qui stigmatisent les ménages défavorisés et qui les obligent à adapter leur comportement de manière incompatible avec les droits à l'eau et à l'assainissement.

Par exemple, il a été observé que les dispositifs de limitation du débit n'engendrent pas de réduction de la consommation d'eau : au contraire, les ménages équipés d'un limiteur de débit continuent à utiliser la quantité d'eau dont ils ont besoin pour vivre dignement, mais ils étalent leur consommation quotidienne sur une période plus longue (par exemple, en remplissant des seaux tout au long de la journée). Cela les pénalise à bien des égards : par exemple, il leur est impossible de prendre une douche ou un bain chaud et d'utiliser une machine à laver.

Dans le cas des compteurs prépayés, les expériences dans le domaine de l'énergie montrent qu'ils conduisent simplement dans de nombreux cas à des « auto-déconnexions », lorsque les ménages se privent de l'énergie dont ils ont besoin et sont contraints de vivre dans des conditions indécentes puisqu'ils n’ont pas les moyens de recharger leurs cartes prépayées pour réactiver leurs compteurs.

Au lieu de mesures punitives, les États devraient opter pour des mesures sociales, telles que des tarifs sociaux automatisés et la possibilité pour les ménages de conclure facilement des échéanciers de paiement, y compris sur une longue période, afin de garantir que leur budget restant soit suffisant et leur permette de satisfaire leurs autres besoins fondamentaux.

Ces mesures doivent être soigneusement conçues pour cibler réellement les groupes défavorisés et ne pas aggraver leur situation. Par exemple, la région de Bruxelles-Capitale a mis fin le 1er janvier 2022 à sa tarification progressive de l’eau (avec quatre tranches de consommation différentes, et des prix de plus en plus élevés pour chaque tranche à mesure que la consommation augmente), et a rétabli un tarif volumétrique unique, car les analyses ont montré que ce système de tarification désavantageait les ménages à faible revenu. Cela peut s'expliquer par le fait que la consommation d'eau n'est pas liée au revenu, mais plutôt à la composition du ménage, et que la consommation d'eau dépend très peu de son prix, c'est-à-dire que le prix plus élevé de l'eau n'incite pas les ménages à en consommer beaucoup moins.

 

Garantir l’accès à l’eau aux personnes sans domicile

Enfin, il convient de rappeler que l'accès à l'eau est étroitement lié à l'accès au logement et que les droits à l'eau et à l'assainissement doivent également être effectivement garantis aux personnes sans abri. Cela devrait se faire de deux manières complémentaires : premièrement, en leur fournissant un logement adéquat et stable dans lequel ils ont accès à l'eau ; deuxièmement, en veillant à ce qu'ils aient accès à des fontaines d'eau et à des installations sanitaires ouvertes au public et fournies par les autorités locales ou les organisations locales. Ces services devraient être accessibles 24 heures sur 24 et tout au long de l'année, y compris pendant les mois d’été et d’hiver, et ils devraient être suffisants en nombre et en capacité pour répondre aux besoins de toutes les personnes sans domicile.

 

Conclusion

Les coupures d'eau pour les particuliers sont tout simplement inacceptables : elles sont contraires à la législation relative aux droits de l'homme, elles sont punitives puisqu'elles obligent les ménages concernés à vivre dans des conditions indécentes et d’exclusion sociale, et elles sont inefficaces pour garantir la viabilité financière du système de distribution d'eau.

Les pays européens devraient introduire des interdictions immédiates et permanentes sur les coupures d'eau pour les utilisateurs domestiques, ainsi que des mesures sociales garantissant que les individus et les familles qui ne sont pas en mesure de payer reçoivent une aide sociale et une protection sociale appropriées. Les droits à l'eau et à l'assainissement devraient également être garantis pour les personnes sans domicile, à travers des solutions qui donnent la priorité à leur accès à un logement stable et adéquat.

 

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