Réflexions sur l’introduction d’une réclamation collective

Cecilia Forrestal
Community Action Network

Depuis 2009, Community Action Network (CAN)[1] a facilité la participation de locataires dans une approche en matière de logement basée sur les droits humains. Pour ce faire, nous travaillons directement avec les locataires en tant que détenteurs de droits, en vue de considérer leurs problèmes de logement comme des droits et non comme des besoins, et de mettre les États face à leurs responsabilités en matière de respect et de protection de ces droits. Nous cherchons également à démontrer que le droit au logement ne se limite pas à de simples briques, mais implique au contraire des interrelations entre les personnes, leurs logements, les communautés et les réseaux au sein desquels ces personnes vivent, ainsi que les services sur lesquels elles peuvent se reposer et le sentiment d’identité et d’appartenance qui émane de ces choses. 

FIDH c. Irlande – Réclamation n° 110/2014  

En juillet 2014, la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), un organe reconnu et accrédité, a introduit la réclamation collective FIDH c. Irlande – Réclamation collective n° 110/2014[2]. Il s’agissait d’un moment clé du long processus de l’adoption d’une approche basée sur les droits humains pour lutter contre les problèmes de logement de locataires sociaux.

Travaillant dans une large coalition de personnes intéressées par cette question, l’idée a émergé d’introduire une réclamation collective contre l’État pour non-respect de ses obligations en matière de droits de l’homme par rapport aux locataires des autorités locales. Cette large coalition englobe notamment Tenants First, CAN, NUI Galway, le Ballymun Community Law Centre, le Département de géographie de NUI Maynooth, l’Irish Traveller Movement et des Centres gratuits d’assistance juridique (FLAC). Une recherche détaillée sur les réclamations collectives, les règles de procédure et d’autres questions s’est avérée essentielle dans la formulation de la réclamation. Bien que l’Irlande n’ait pas signé l’article 31 de la Charte relatif au droit au logement, des jugements antérieurs du Comité des Droits sociaux ont estimé que le droit au logement pour les familles était essentiel pour la famille et l’exercice de droits tels que des droits économiques, sociaux et culturels[3]. Sur cette base, une réclamation collective peut être introduite par rapport au logement. En mars 2015, cette réclamation collective contre l’Irlande, dénonçant les problèmes de logement effroyables dans 20 zones d’habitation locales, a été jugée admissible.

La réclamation collective se reposait sur le fait que les conditions précaires et d’autres problèmes de logement violaient des articles clés de la Charte sociale européenne révisée, de laquelle l’Irlande est signataire, comme les articles 11, 16, 17, 30 soit seuls soit en en liaison avec l’article E. Ces articles sont liés au droit à la santé, au droit des familles et des enfants de jouir d’une protection sociale, juridique et économique et au droit à la protection contre la pauvreté et/ou l’exclusion sociale. Les éléments de preuves à charge incluaient des témoignages de locataires, une étude réalisée par un expert juridique et des documents émanant d’architectes et ingénieurs sur la structure des bâtiments et les impacts sur la santé de problèmes de moisissure, d’humidité de remontées d’eaux usées, etc. En résumé, la réclamation a allégué :

 ▪ Le non-respect de droits de la Charte sociale eu égard au cadre juridique, politique et administratif qui régit le logement en Irlande ;

▪ La non-conformité de certains logements sociaux en termes d’adéquation aux besoins, d’habitabilité et de caractère approprié ;

 ▪ Le non-respect par les programmes de réhabilitation de l’État des droits au logement établis dans la Charte sociale.

La décision

En mai 2017, le Comité européen des Droits sociaux a publié la Décision sur le bien-fondé de la Réclamation collective FIDH c. Irlande[4]. La décision a estimé que l’Irlande avait violé l’article 16 de la Charte sociale européenne révisée. Cette décision a clarifié quatre points clés. Elle a estimé que le gouvernement avait :

  1. omis de prendre en temps voulu des mesures suffisantes pour garantir le droit à un logement d’un niveau suffisant pour un nombre non-négligeable de familles vivant dans des logements sociaux ;
  2. omis de compiler des données statistiques complètes concernant l’état des logements sociaux pendant 15 ans (depuis 2002) ;   
  3. omis de prévoir un calendrier national pour la rénovation du parc de logements sociaux ; 
  4. omis de mener à leur terme de nombreux programmes de réhabilitation, de sorte qu'un certain nombre de locataires continuent de vivre dans des conditions de logement non conformes aux normes d’habitabilité.

Il importe notamment de souligner que le Comité a noté que les remontées d'eaux usées, les analyses démontrant la pollution de l’eau, les problèmes d'humidité, les moisissures persistantes, etc. « touchent au cœur même de ce qui fait qu’un logement est ou non convenable. » Certains locataires vivent dans ces conditions depuis plusieurs décennies. Ils ont toujours dénoncé ces conditions, prouvant qu’elles étaient causées par des défauts structurels de leurs logements. On leur a toujours répété qu’ils étaient eux-mêmes responsables de ces conditions. Cette décision montre aux locataires qu’ils ne sont pas responsables de leurs conditions précaires de logement. Ce sont leurs propriétaires qui ne respectent pas les normes logement convenable.

En ce qui concerne les violations supposées des articles 11, 17, 30 et E, le Comité a affirmé que les allégations n’étaient pas suffisamment étayées, qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour lui permettre de statuer en faveur des locataires. Cela nous a servi de leçon dans la mesure où nous n’avions pas suffisamment conscience que pour chaque article invoqué, il fallait présenter un ensemble de preuves par rapport à cet article. Dès lors, bien qu’il nous semble parfaitement évident que les conditions précaires de logement ont un impact négatif sur la santé (et nous disposions effectivement de quelques preuves dans ce sens), nous aurions dû inclure une analyse des législations et politiques liées à la santé ainsi que des preuves médicales indépendantes pour défendre notre cas. La même chose aurait été nécessaire pour prouver que les conditions précaires de logement contribuent à la pauvreté ou autre. Après réflexion, nous aurions pu fournir les preuves sur le logement, et tout ce que nous devions faire était d’alléguer une violation de l’article 16.

Placer l’individu au cœur du changement

La définition des problèmes de logement en termes de droits de l’homme et l’accompagnement des détenteurs de droits pour tenir les détenteurs d’obligations responsables du non-respect de ces droits sont essentiels à l’approche basée sur les droits de l’homme utilisée dans cette campagne. Il est très encourageant de voir la façon dont les sentiments d’inadéquation et d’échec (si souvent associés à une expérience individualisée d’inégalité) ont été remplacés par une confiance croissance dans la capacité des locataires à engendrer des changements positifs. Cela est notamment dû à l’accent placé sur les droits humains, la définition de ces droits et des responsables de la violation de ces droits, et la recherche d’une solution pour faire respecter ces droits. Placer l’individu au cœur du changement permet de mieux équilibrer les forces entre les personnes qui ont le pouvoir et celles qui ne l’ont pas. Les locataires se placent en position de force, ils acquièrent des connaissances, maitrisent la langue, et développent les compétences nécessaires pour défendre leurs intérêts. Ils ont présenté leurs expériences de façon convaincante, mais ils ont également pu soutenir ces témoignages avec des statistiques irréfutables, des preuves scientifiques et des arguments forts basés sur les droits humains. Cela implique qu’ils n’allaient pas se laisser faire et qu’ils étaient en mesure, via les réclamations collectives, de demander à l’État de répondre aux allégations de violations des droits de l’homme dans différentes communautés. Cela a permis de donner une voix collective aux locataires pour leur permettre de dénoncer des politiques et pratiques, malgré l’absence d’un organe représentant les locataires. 

Un changement qui prend du temps

Cela dit, la lenteur de ces changements est un problème constant. La procédure de la réclamation collective a duré trois ans, entre la date d’introduction à la date de la décision. Il peut y avoir de longues périodes sans que rien ne se passe, notamment lorsque le Comité des Droits sociaux évalue le bien-fondé ou les rapports. Entre-temps, les locataires continuent de vivre dans des conditions déplorables, et il peut être très difficile de s’accrocher à l’espoir que les choses peuvent changer. Avant la décision sur l’admissibilité, le défi était d’encourager les locataires à s’engager dans une procédure qui, bien que relativement simple d’un côté, dépend de structures et systèmes très éloignés de leur vécu. Le fait que les recommandations ne soient pas juridiquement contraignantes fait en sorte qu’il est encore plus difficile de convaincre ces personnes que la pression morale et politique acquise en ayant placé l’Irlande sous le feu des projecteurs est intéressante et utile.

Il importe dès lors que les personnes qui dirigent une telle procédure veulent vraiment changer les choses et utilisent toutes les opportunités pour promouvoir cette décision et l’utiliser à des fins de lobbying, demander à l’État de prendre des mesures adéquates et envoyer des commentaires au Conseil de l’Europe dans le cadre de rapports.

Des grandes coalitions

Cette campagne se présente sous la forme d’une grande coalition et n’aurait pas pu être couronnée de succès sans cela. Elle a nécessité des études détaillées du Centre for Housing law, Rights and Policy, et de nombreuses versions ont circulé et été acceptées avant l’introduction de la réclamation finale. Les principaux partenaires de cette coalition sont les résidents, des organisations communautaires régionales et le CAN, alors que d’autres membres importants sont des experts en droits de l’homme et des experts techniques qui ont validé les preuves et qui ont contribué à les placer dans un contexte plus large. Ils ont ainsi permis aux locataires de jouer leur rôle et de faire valoir leurs droits. Les personnes impliquées étaient totalement convaincues par la pertinence des demandes des locataires. Toutefois, il était important que ces partenaires puissent soutenir les locataires, en les accompagnant plutôt qu’en parlant ou en agissant en leur nom, et cela a permis aux locataires de développer un sentiment plus fort de citoyenneté et de prendre conscience de leurs capacités.  

 

Les médias

Le rôle des médias dans la définition des priorités pour les actions politiques ne peut être sous-estimé. La couverture médiatique des conditions précaires et déplorables de logement, de l’absence de recours efficace, du gaspillage de l’argent public en termes d’entretiens inappropriés, des impacts graves sur la santé des enfants, des adultes et des communautés, dénoncés à de nombreux niveaux par les locataires, les chercheurs, les experts juridiques et les experts du logement, a grandement contribué à un contexte favorable pour l’introduction d’une telle réclamation. Nous avons consacré pas mal de temps et de ressources au soutien médiatique. La plupart des quartiers concernés avaient été le sujet d’articles très négatifs dans les médias par le passé (comportement antisocial, drogues, etc.) et nous nous sommes dès lors montrés très prudent dans l’implication des médias. Nous contrôlons nos messages et nous répétons à l’avance. Chaque événement joue un rôle essentiel pour briser le silence et la honte associés à la vie dans des logements précaires et permet de démontrer que cette réalité est inacceptable dans une démocratie moderne.

Conclusion

Nous ne savions pas exactement dans quoi nous nous embarquions. Il a fallu de nombreuses planifications, actions, réflexions, apprentissages, etc. La route est semée d’embûches, et bien qu’elle semble englober des étapes clairement définies, il est impossible de contrôler les résultats d’une telle procédure. Il importe de croire en la possibilité de faire changer les choses, et surtout d’encourager et de soutenir toutes les personnes impliquées pour leur permettre de rester motivées tout au long de la procédure.




[1] Community Action Network (CAN) www.canaction.ie est une ONG qui travaille avec la société civile pour lutter contre les problèmes d’inégalité et d’exclusion sociale. Nous travaillons dans un cadre de droits humains, et nous voulons promouvoir des changements sociaux positifs et une démocratie participative.

[2] Une réclamation collective est une procédure qui permet à un groupe de la population d’alléguer la violation de certains aspects de la Charte sociale européenne révisée par un État national. La Charte sociale européenne révisée vise à garantir les droits sociaux et économiques fondamentaux. Par définition, une réclamation collective doit concerner une situation générale et non des affaires individuelles, et doit présenter des preuves qui démontrent qu’un État ne respecte pas ses obligations définies par la charte. Pour plus d’informations sur le mécanisme des réclamations collectives, voir ici : https://www.coe.int/en/web/european-social-charter/collective-complaints-procedure

[3] Dans sa décision sur le bien-fondé, le Comité réitère que : « les articles 16 et 31 ont certes une portée différente en ce qui concerne leur champ d’application personnel et matériel, mais se recoupent partiellement sur plusieurs aspects du droit au logement. Le fait que le droit au logement soit énoncé à l’article 31 de la Charte n’exclut pas que des questions pertinentes relatives au logement soient examinées dans le cadre de l’article 16 qui traite du logement en tant qu’élément du droit des familles à une protection sociale, juridique et économique ».

[4] Décision sur le bien-fondé ; Fédération Internationale des Ligues des Droits de l’Homme (FIDH) c. Irlande, Réclamation n° 110/2014, 12/05/2017, Document URL: http://hudoc.esc.coe.int/eng?i=cc-110-2014-dmerits-en

 

 

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