Le COVID-19 et la menace croissante des expulsions au Royaume-Uni

 

Introduction

 

La pandémie du COVID-19 a mis en exergue les liens entre le logement et la santé publique. Reconnaissant que les expulsions présentent un risque en matière de santé publique, les gouvernements britanniques ont introduit des moratoires d’urgence sur les expulsions. Mais alors que le compte à rebours démarre pour ces mesures temporaires, les impacts sociaux et économiques de la pandémie se manifestent d’ores et déjà dans la crise imminente des arriérés de loyer et des expulsions. Au Royaume-Uni, les décideurs politiques ne reconnaissent que trop peu le besoin urgent de développer des mesures importantes pour protéger les locataires durant cette prochaine phase. Cet article présente les récentes réformes au Royaume-Uni qui cherchent à protéger les locataires privés contre les expulsions en réponse à la pandémie du COVID-19. Cet article dresse dans un premier temps le contexte afin de permettre au lecteur de bien comprendre la situation au Royaume-Uni. Il présentera tout d’abord la façon dont la déréglementation dans les années 80 a installé un modèle de sécurité résidentielle ultra-faible. Il expliquera ensuite la façon dont la récente relance des locations privées au Royaume-Uni a placé davantage de ménages dans des situations vulnérables en matière de loyers inabordables. Enfin, l’article se penchera sur la façon dont la relance des locations privées a coïncidé avec la décentralisation, un événement politique important au Royaume-Uni, qui a de grandes implications dans le domaine du logement. L’article se termine par une critique des récentes réformes et souligne que de nouveaux grands changements sont nécessaires pour réduire l’écart entre la promesse du droit au logement et la réalité de terrain pour de nombreuses personnes au Royaume-Uni.

 

Sécurité résidentielle ultra-faible

 

La déréglementation des locations privées à la fin des années 80 a complètement modifié les positions juridiques respectives des propriétaires et des locataires au Royaume-Uni. Il s’agissait d’un projet idéologique qui cherchait avant tout à promouvoir un marché locatif. Les mesures fortes de protection juridique pour les locataires étaient présentées comme une charge inutile sur les droits de propriété des propriétaires qui limitait en outre la libre-circulation de la main-d’œuvre.[1] Ainsi, la protection juridique des locataires a été balayée et remplacée par un modèle de sécurité résidentielle ultra-faible qui privilégiait les droits de propriété des propriétaires et qui fournissait une protection juridique extrêmement limitée pour les locataires. Au cœur de ce modèle se trouve la location de shorthold assurée qui est devenu le modèle de location privée par défaut au Royaume-Uni. Ce modèle se caractérise par une protection extrêmement limitée contre les expulsions. En vertu de ce modèle, les motifs de cessation d’une location sont illimités. Ainsi, après un premier bail fixe de 6 mois, le propriétaire a le droit de mettre fin à la location sans devoir donner de raison, la seule condition étant de donner un préavis de deux mois. Par ailleurs, la déréglementation a largement étendu le rôle des motifs obligatoires de remettre le bien. Ces motifs obligatoires obligent les tribunaux à rendre le bien au propriétaire (expulser le locataire) lorsque le propriétaire suit la procédure appropriée. Dès lors, le locataire n’a pas la possibilité de lever d’autre point que la défense procédurale. En outre, la déréglementation a balayé les restrictions juridiques selon lesquelles les loyers devaient être « justes » et a installé la notion selon laquelle les loyers devaient être alignés sur le taux du « marché ouvert ». Au lieu de limiter les loyers, les décideurs politiques ont placé leur foi en la capacité des aides au logement à réduire la pression sur les locataires.[2]

 

La relance des locations privées

 

Depuis la fin des années 90, le secteur locatif privé a plus de doublé en taille et héberge actuellement environ un ménage sur cinq au Royaume-Uni.[3] Plusieurs facteurs sont à l’origine de cette relance. Ceux-ci incluent par exemple, au niveau de l’offre, l’introduction des crédits pour les immeubles de rapport dans les années 90 qui a engendré un flux de crédits qui a augmenté le parc de logements locatifs privés. En outre, au niveau de la demande, l’État promouvait la financiarisation des logements occupés par les propriétaires, ce qui a engendré une inflation marquée des prix des logements, écartant de plus en plus de personnes de l’accès à la propriété. Face à la pénurie constante de logements sociaux, de nombreux ménages ont été obligés de se tourner vers la location privée. Lorsque ce secteur a pris de l’ampleur, sa nature a également commencé à changer. De plus en plus de familles avec enfants s’y sont installées ; à la fin des années 2010, environ un tiers des locations privées était habité par des familles avec enfants. En outre, si les locations privées hébergent des ménages ayant des revenus très divers, nombre de ménages à faibles revenus sont des locataires privés.[4] Cela reflète la hausse de l’utilisation par l’État des logements locatifs privés pour répondre à la demande de logements sociaux et cela met en exergue la fonction croissante de ce secteur en matière de logement social.

Alors que le logement locatif est en hausse, de plus en plus de ménages sont victimes des protections juridiques extrêmement limitées contre les expulsions et les loyers inabordables. Au cours de la dernière décennie, nous avons assisté à une inflation marquée des loyers dans de nombreuses parties du Royaume-Uni, contribuant à une hausse considérable des dépenses publiques en matière de subventions locatives. Dans certaines parties de Londres et du Sud de l’Angleterre, les loyers représentent plus de la moitié des revenus des ménages.[5] En raison de la crise financière, le gouvernement britannique a mis en place des mesures d’austérité et une réforme de la protection sociale afin de limiter l’accès aux subventions locatives. Par conséquent, l’écart entre les loyers et les subventions locatives a obligé de nombreux ménages à quitter certains quartiers. Les locataires se sont également retrouvés dans des situations plus précaires. De fait, une étude européenne de 2016 sur les expulsions et le sans-abrisme a défini l’Angleterre comme une des capitales européennes ayant le plus recours aux expulsions et a défini la déréglementation comme une des causes majeures de cette situation. Ceci est particulièrement inquiétant dans la mesure où les cessations des locations privées en Angleterre sont devenues une des grandes causes du sans-abrisme.[6]

 

Décentralisation et réforme de la Loi relative aux locations

 

La relance des locations privées a coïncidé avec un processus de décentralisation politique. En 1998, des institutions gouvernementales ont été établies en Écosse et au Pays de Galles et ont été ré-établies en Irlande du Nord. Si le Parlement de Westminster reste le Parlement souverain de l’État britannique, les pouvoirs relatifs au développement de nouvelles législations dans le domaine du logement ont été décentralisés vers le Parlement écossais, le Parlement gallois et l’Assemblée nord-irlandaise. Les gouvernements décentralisés ont embrassé leur pouvoir de réformer la législation relative aux locations de façons distinctes. Toutefois, malgré les différentes approches adoptées, un des points qu’il convient de souligner est la façon dont les principes du modèle de la déréglementation ont été englobés dans ces réformes. Dans chaque cas, les gouvernements décentralisés ont adopté le même objectif de promouvoir un marché locatif et ont tenté de développer des réformes qui ne portent pas atteinte aux taux de rendement des investissements privés.[7] Ce thème de continuité est particulièrement manifeste au Pays de Galles (2016) et en Irlande du Nord (2006) où les réformateurs ont intégré dans la législation nationale les principales caractéristiques de ce modèle, à savoir les expulsions sans faute du locataire, le rôle central des motifs obligatoires de cessation et le système d’alignement des loyers sur le taux du marché.

En Écosse, une approche différente a été adoptée et des protections plus grandes pour les locataires ont été introduites (2019) mais un thème similaire se dégage. Le shorthold assuré a été supprimé et remplacé par le Location résidentielle privée. Ce modèle se caractérise par des locations à durée indéterminée, des périodes de préavis qui varient selon la durée de la locations et des motifs limités de cessation. Ainsi, les expulsions sans faute du locataire ont été abolies en Écosse. Toutefois, les motifs obligatoires de cessation jouent toujours un rôle central et les arriérés de loyer étaient originalement désignés comme un motif obligatoire. En outre, si les restrictions sur les hausses de loyers ont été étendues, et si des restrictions supplémentaires ont été introduites, le modèle des loyers respectant le taux du marché a été intégré dans la législation nationale.

 

Le COVID-19 et les réformes de la législation relative aux locations

 

La pandémie du COVID-19 a engendré des réformes importantes de la législation relative aux locations au Royaume-Uni. Il est toutefois nécessaire de tenir compte de la décentralisation qui a facilité la diversité des réponses à la pandémie. Au niveau des expulsions, il importe de souligner la façon dont, en Angleterre et au Pays de Galles, les principales protections pour les locataires privés ont été introduites par les tribunaux qui ont publié une Directive qui a placé un moratoire temporaire sur les expulsions jusqu’au 25 juin 2020, et qui a depuis été étendue au 23 août 2020. Par conséquent, le gouvernement de Westminster a introduit la Loi sur le Coronavirus de 2020 qui a étendu la période de préavis pour les propriétaires qui souhaitent récupérer leurs biens en Angleterre et au Pays de Galles, passant de deux à trois mois, et a étendu le droit aux subventions locatives. En Irlande du Nord, on retrouve un moratoire similaire sut les expulsions et les périodes de préavis pour les locataires privés ont également été étendues, les propriétaires devant donner aux locataires privés un préavis d’au moins 12 semaines.

Les réformes écossaises ont également étendu les protections pour les locataires. La Loi sur le Coronavirus (Écosse) de 2020 a temporairement étendu plusieurs protections pour les locataires pendant une période de six mois, qui devrait se terminer le 30 septembre 2020 mais qui pourrait être prolongée jusqu’au 30 septembre 2021. Durant cette période, les périodes de préavis sont temporairement étendues et les propriétaires doivent donner aux locataires un préavis d’au moins 6 mois, sauf dans des situations exceptionnelles impliquant des comportements criminels/antisociaux, pour lesquelles s’applique une période de préavis de 3 mois. Le principal changement reste toutefois le fait de rendre tous les motifs de cessation, incluant les arriérés de loyers, discrétionnaires durant cette période. Les tribunaux doivent pour ce faire exercer un pouvoir discrétionnaire afin de tenir compte de toutes les circonstances de l’expulsion comme par exemple l’impact du COVID-19 sur le propriétaire et sur le locataire au moment d’accorder ou non la cessation du logement.

 

Bien que plusieurs gouvernements du Royaume-Uni aient reconnu le risque sanitaire posé par les expulsions et étendu les différentes protections juridiques, ils n’ont pas encore développé de réformes juridiques importantes pour lutter contre la crise imminente des arriérés de loyers. Malgré l’introduction d’aides au revenu et d’autres programmes d’aide, environ un tiers des locataires privés ont peur de ne pas pouvoir payer leur loyer à la fin du confinement.[8] Étant donné la précarité générale de nombreux ménages dans le secteur locatif privé, il est inquiétant de constater qu’aucun gouvernement britannique n’a tenté d’étendre la régulation des loyers. De fait, au lieu de considérer le déplacement du système d’alignement des loyers sur le taux du marché, voire l’étendue de la régulation des loyers, les différents gouvernements se sont contentés d’encourager les locataires, qui ont du mal à payer leur loyer, à contacter leurs propriétaires. Le résultat de cette foi en la mansuétude des propriétaires individuels pour lutter contre l’incapacité du système à produire des loyers abordables n’est guère surprenant : environ la moitié des locataires qui ont demandé un report de loyer au cours de ces dernières semaines ont vu leur demande refusée.[9]

 

Conclusion

 

Le moratoire sur les expulsions introduit au Royaume-Uni offre un répit bienvenu, mais seulement temporaire, aux locataires. Sans nouvelle mesure, la pandémie du COVID-19 n’aura de cesse d’aggraver la précarité et l’inaccessibilité des loyers qui caractérisent depuis longtemps le secteur locatif privé au Royaume-Uni. Nombre de décideurs politiques considérer le fait qu’un des facteurs contribuant à cette précarité et à cette inaccessibilité financière est le système de la règlementation juridique des locations privées. La déréglementation dans les années 80 a installé un modèle de sécurité résidentielle ultra-faible qui privilégie les droits de propriété des propriétaires et qui offre des protections extrêmement limitées aux locataires. Dans le cadre de ce modèle, il y a peu, voire pas, de reconnaissance de l’occupant résidentiel en tant que détenteur de droits humains. Or, le Royaume-Uni a accepté les obligations des traités internationaux relatives à la protection du droit humain au logement et à la fourniture de protections juridiques adéquates aux locataires contre les expulsions, celles-ci devant être un dernier ressort et sujettes à une supervision judiciaire, sans conduire à des situations de sans-abrisme.[10]

Il importe de souligner que la décentralisation des pouvoirs a créé l’élan nécessaire pour permettre aux gouvernements décentralisés de réformer la législation relative aux locations et de commencer à réduire l’écart entre la promesse du droit humain au logement et la réalité de terrain pour d’aucuns. Si certaines mesures ont été prises pour protéger les droits des locataires, notamment en Écosse, les réformes nationales ont tendance à démontrer la prévalence du modèle de sécurité résidentielle ultra-faible au Royaume-Uni. La réponse à la pandémie du COVID-19 n’a fait que le mettre en exergue encore davantage. Lorsque le moratoire sur les expulsions se termine en Angleterre, au Pays de Galles et en Irlande du Nord, les locataires sont confrontés aux mêmes protections juridiques extrêmement limitées du modèle de sécurité résidentielle ultra-faible. En revanche, en rendant tous les motifs de cessation discrétionnaires, le gouvernement écossais a étendu les protections juridiques plus efficaces contre les expulsions. Au niveau des loyers, les décideurs politiques britanniques restent unis dans leur réticence à considérer la suppression du modèle d’alignement des loyers sur le taux du maché, malgré l’incapacité répétée de ce modèle à produire des loyers abordables. À la lumière de la crise imminente des arriérés de loyers, il reste à voir combien de temps il sera possible de maintenir cet engagement.  




[1] Department of Environment, Housing: The Government’s Proposals (London, White Paper, Cmnd 214, 1987).

[2] HC Deb 30 janvier 1991 cc 939-40. 

[3] P. Kemp, ‘Private Renting After the Global Financial Crisis’ (2015) 30(4) Housing Studies 601, 608.

[4] A. Marsh et K. Gibb, The private rented sector in the UK (Glasgow, UK Collaborative Centre for Housing Evidence, 2019) 12-16; J. Rugg and D. Rhodes, The Evolving Private Rented Sector (York, Centre for Housing Policy, 2018) 93 .

[5] D. Bentley, The Future of Private Renting (London, Civitas, 2016) 11-15; J.Hohmann, Protecting the Right to Housing in England: A Context of Crisis (London, JustFair, 2016) 13-14. 

[6] P. Kenna, L. Benjaminsen, V. Busch-Geertsema and S. Nasarre-Aznar, Pilot project – Promoting protection of the right to housing – Homelessness prevention in the context of evictions (Luxembourg, Publications Office of the European Union, 2016) 8. 

[7] Gouvernement gallois, Renting Homes: A better way for Wales (Cardiff, Welsh Government, 2013) 16; Scottish Government, A Strategy for the Private Rented Sector in Scotland (Edinburgh: Scottish Government, 2013) 24-25; Department for Communities, Private Rented Sector in Northern Ireland – Proposals for Change Consultation Document January 2017 (Belfast, Government of Northern Ireland, 2017) 18-19.

[8] Joseph Rowntree Foundation disponible sur https://www.jrf.org.uk/press/third-furloughed-private-renters-worried-about-paying-their-rent-when-lockdown-ends (dernier accès le 16 juin 2020)

[9] Resolution Foundation, ‘Coping with housing costs during the coronavirus crisis’ (Resolution Foundation, 2020) 4.

[10] ONU CESCR, Observation générale n° 4 : Le droit à un logement suffisant (Art. 11 (1) du Pactet), UN Doc. E/1992/23, 13 décembre1991, para 1; J. Hohmann, The Right to Housing: Law, Concepts, Possibilities (Oxford, Hart, 2013) 17-18 .

 

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